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L'espace de Xadkor

CE QUE ABDOULAYE NDIAYE M’A APPRIS

11 Avril 2018 , Rédigé par Ibou Dramé Sylla Publié dans #INTER POCULA

La mort des Grands nous affaiblit !

La vie est fragile. Ne pas l’admettre relève du nihilisme de mauvais aloi. Des expériences quotidiennes indiquent que l’homme est dans une barque qui vogue vers une direction inconnue. La mort est une présence muette et inquiétante. La relation de l’homme avec la mort se situe dans le cadre du vécu quotidien au point que ne pas s’en rendre compte exile l’homme du socle à partir duquel s’est édifié son être. C’est la mort qui inspire le sentiment tragique de la vie. Ce sentiment s’exprime à travers cette question : si je devrai mourir, pourquoi naître ? La mort de l’homme est toujours une violence, car elle marque une rupture dans les projets. Ne pouvant « pardonner la mort à la mort », Kamel Daoud dit justement qu’elle demeure « une petite traîtrise de marche manquante sur l’escalier de l’ascension. [Qu’] elle n’a rien de la clôture d’un destin et tout d’un acte de pickpocket sournois. ». Elle est l’élément dépareillé dont parle Jankélévitch. Un jeune s’en est allé avec pleines d’espérances et de vie à mener. Le sommeil d’un Guerrier de sa trempe est d’une sacralité qui mérite des agenouillements devant l’autel.

Ce lundi 09 avril 2018, la faucheuse a frappé sur la ligne blanche. Je compris que nous ne sommes jamais véritablement préparés pour des événements qui mettent à nu le fondement de notre être. Malgré la mise en garde de l’auteur des Essais pour qui  « La préméditation de la mort est préméditation de la liberté. Qui a appris à mourir, il a désappris à servir. Le savoir mourir nous affranchit de toute sujétion et contrainte. », nous vivons avec l’idée d’une mort éloignée. Une mort qui ne viendra peut-être pas pour le moment. Chaque médiation devrait être l’écho de cette légende qui, parlant des minutes du temps, figurait sur les cadrans solaires du Moyen Age : « Omnes feriunt, iltima necat ».

Je lisais ces lignes de Rilke quelques minutes avant l’annonce du décès : « S’il nous était possible de voir au-delà des limites de notre savoir, et même un peu plus loin que les avant-postes de notre pressentiment, peut-être supporterions-nous nos tristesses avec plus de confiance que nos joies. Car elles sont les instants où quelque chose de nouveau entre en nous, quelque chose d’inconnu ; nos sentiments, craintifs et mal à l’aise, sont tout à coup muet, tout en nous recule, il se fait un silence, et le Nouveau, que personne ne connaît, se tient au beau milieu, et il se tait. ». Toute cette sagesse supposée acquise fut ébranlée pour laisser place à l’incompréhension, à la douleur, à la peine, à la consternation. Car, « ‘’tenir ferment ce qui est mort’’, allons donc !, c’est bien facile à dire, sauf si la mort et mort d’un proche, de l’ami, de l’aimé. », pour reprendre les mots du professeur Ousseynou Kane qui me faisait découvrir, toujours sur ce tableau funeste, dans son bureau, il y a quelques semaines, ces lignes de John Donne : « never send to know for whom the bell tolls; it tolls for thee. ». Oui, nous sommes en sursis jusqu’au dernier son du glas.

J’ai personnellement rejoué le film de mes lectures sans parvenir à m’expliquer la brusque disparition de mon ami Ablaye Ndiaye, comme nous l’appelions affectueusement. De Platon à Heidegger en passant par Epicure, Montaigne, John Donne, Rousseau, Hugo et tant d’autres, la mort demeure une énigme. Cependant, un faisceau de lumière jaillit dans le dialogue intérieur que tient un endeuillé sur ce que fut celui qu’il pleure.

Comme le note Luis Farré, le philosophe de Montblanch : « Le fait d’avoir à mourir […] nous plonge dans la conviction que tout passe et dégénère, que tout ce qui est humain manque de solidité, mais aussi […] nous révèle que ce qui valorise la vie doit être impérissable, par-delà la vie et la mort ».

Un complice, un frère, un collègue. Je revisite ces trois registres d’une vie si riche, mais hélas brève. Dans Mémoires pour mon père, Mame Bassine Niang fait remarquer : « La vie est identique à une course de fond, et l’être humain à un coureur d’élite. Il gagne ou il perd. Mais la réussite d’une vie se mesure moins à l’aune de sa longueur, qu’au poids de sa vertu. ». Il n’est pas facile d’être extensif si on veut capturer des phases d’une existence riche. La brièveté est le trait de caractère des vies qui instruisent avec délicatesse. Le monde est un spectacle qui épuise, par le temps qui s’étire, la force d’une destinée humaine.

Je connus Ablaye Ndiaye dans le séminaire de philosophie africaine. La densité de ses propos et la finesse de ses analyses m’ont éclairé sur bien des points de mes recherches en Master 2 et pour les besoins de la thèse.

Lors d’un exposé sur une thématique qu’il affectionnait tant, je fis une mise en scène qui aurait révulsé tout homme imbu de son savoir. En effet, après la présentation, j’ai levé la main pour noter son groupe. Mon propos fut : « Merci pour la pertinence de votre travail. J’ai envie de vous donner 18/20, mais avec les réactions de M. Ndiaye, je vous accorde 14 ». Ma position était motivée par le fait que le jeune chercheur ne donnait point la possibilité aux intervenants de goûter aux délices d’une « victoire » fut-elle sans apport capital, voire superficielle. Chaque remarque ou question de la salle trouvèrent une réponse pertinente de sa part. Cela rendait certains désarmés. M. Cheikh Moctar Ba décela mon envie de titiller le brillant étudiant. À la fin de la séance, il vint vers moi. Depuis lors, nous fîmes devenus proches, avec tout ce que ce terme comporte d’anéantissement de la distance. Il avait compris et fait siennes ces lignes de Karl Jaspers : « La communication qui s’établit, non pas seulement d’entendement à entendement, d’esprit à esprit, mais d’existence à existence n’utilise toutes les significations et valeurs impersonnelles que comme intermédiaires. ».

Le frère que fut Ablaye trouve sa parfaite manifestation dans les conseils éclairés qu’il donnait avec grâce. Son temps ne lui appartenait pas. Il pouvait échanger avec autrui  sur des aspects de tout premier plan. Et cela pendant des heures. Toujours souriant, il était d’un commerce qui nie tout égoïsme. Le sens du partage, le don du meilleur de son être ont fait de lui un humain au sens plein du terme. C’est par lui que je découvris des livres pour ma gouverne. Des auteurs comme Saint-Exupéry, Yasmina Khadra étaient au fondement de nos échanges.

Il trouvait toujours le mot juste. Après lecture de mon texte intitulé Lettre à un hypocrite, le lecteur vorace des textes qui éclairent me fit parvenir, via facebook, ce passage qui, à lui seul, contenait tout ce qu’il voulait me dire : « chausse-toi à ta juste pointure, bonhomme. Si ça empêche de se donner fière allure, ça aide à marcher droit […] Il y a une hiérarchie en toute chose. Et en toute discipline. On ne met pas sur un même socle la diva et la pleureuse des veillées funèbres, les superstars et les étoiles filantes, l’érudit et le cuistre, l’écrivain trempé et le plumitif zélé. Quand on n’arrive pas à la cheville de quelqu’un, en creusant sous son pied, on ne fait que s’enfoncer un peu plus. Trouve un sens à ta vie […] et tâche de garder le cap […] La jalousie et un déni de soi, jeune homme. Ça rend triste et mauvais sans rien compenser. Les seuls moments qui importent sont ceux qui nous donnent un peu de joie. Le reste n’est que gâchis […] Ce n’est pas en contestant le talent des autres qu’on a des chances de raffermir le sien. Le don ça ne se négocie pas. Tu veux un conseil ? Change de métier, change de sexe ou change de religion, mais n’essaie pas de changer l’or en boue. Tu ne gagneras pas au troc et au bout du compte, tu finiras par perdre ton âme. » Yasmina Khadra, Qu’attendent les singes, p. 80. (Les coupures dans le texte sont de lui.). Il avait l’intelligence de l’économie.

Ablaye fut véritablement l’enfant de la passion livresque et de l’aventure intellectuelle. Quoi de plus méritant dans un pays où les gens pensent trouver l’essentiel dans un rapport inauthentique à la vie que d’avoir la posture de celui que j’appelle le Achille Mbembé de ma classe d’âge ? Mouhamed Mbougar Sarr disait : « La seule manière véritable de nourrir son ambition, c’est de lui offrir complètement son âme, au risque de n’en avoir plus. ».

C’est véritablement dans la continuité de son être naturel qu’il devint collègue. Daouda Sène, lui et moi formions et formerons, même après sa disparition, une équipe autour de M. Papa Abdou Fall et de M. Cheikh Moctar Ba.

En 2016, il me fit découvrir deux textes majeurs écrits par deux Sénéglais parmi les plus dynamiques et féconds de notre époque : Un Dieu et des mœurs et  Afrotopia. Elgas et Felwine Sarr sont des esprits qui rassuraient Ablaye Ndiaye que tout n’était pas que banalité. Et que la force des idées n’avait pas quitté cette terre de Léopold Sédar Senghor. C’est grâce à cette force critique moulée dans la lucidité qu’il engagea des recherches sur l’un des pourfendeurs du président-poète : Marcien Towa. Pour lui, un débat sérieux doit se dévêtir du manteau de la passion pour épouser les exigences de la lucidité. Il savait mieux que moi que dans le monde intellectuel, toute acquisition de savoir est, par l’intermédiaire de la recherche, activité. Le discours à construire est, somme toute, porté par un travail intérieur. Sa vie a été une vie de science et de partage de celle-ci. C’est là que l’esprit triomphe de la mort.

Comme collègue, j’ose témoigner que la densité de son savoir et son sens de l’humain lui ont épargné toute suffisance. Il vivait à l’écart de l’orgueil. J’eus le bonheur, en début d’année, de corriger l’un de ses derniers textes majeurs sur le niveau des apprenants dans notre langue de travail qu’est le français. Il ne pouvait en être autrement. Il me disait sa peine de voir des étudiants de la Licence 3 de Lettres Modernes qui ignoraient tout de Fatou Diome. Il vint à leur secours avec les livres de cette bonne dame et les analyses que lui ont inspirées ses lectures.

Mon cher Ablaye, tes parents de Thiès ont instruit tes amis philosophes qui, massés dans la mosquée de ton quartier, ont jeté le dernier regard sur toi. Je refuse de te réduire à ce corps étendu et posé à même le sol. Chacun a un chapitre de toi dans son roman de vie. El Hadj Fallou Samb, Ambroisse Mendy, Ibrahima Thiam, Fatoumata Tacko Soumaré, Ndèye Awa Diouf, Hawa Diallo, El Hadji Maodo Mbaye, Matar Ndiaye, Djibril Diouf, Mame Bassine Sarr, Mame Aïda Mbaye, Diouma dite Maty Seck, Djibril Diouf et tant d’autres.

Par le truchement du verbe, j’ai tenu à dire ces mots qui, je le reconnais, sont en deçà de ce que mon cœur contient.

La seule consolation est que la mort est vue comme une étape, un passage pour accéder à un cycle d’existence plus stable.  Et qui dure. Tu auras vécu dans l’authenticité de ton être en le déployant dans les réseaux de relations et de jonctions qui ont pour trame l’enrichissement mutuel.

Nous pouvons dire avec Saint Paul : « Ô mort, où est ta victoire ? » (Épître aux Corinthiens, 15, 55).

Ibou DramÉ Sylla

Doctorant en Philosophie

77 306 24 70

http://xadkor.over-blog.com

Dakar, le 11 avril 2018

 

 

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